Opus 132 Blog : Carlos Païta dirige Bruckner 8 & Chostakovitch 8.

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Carlos Païta dirige Bruckner 8 & Chostakovitch 8.

par | 15/03/2024

(À propos de la publication par le label Le Palais des Dégustateurs du disque Bruckner et Chostakovitch par Carlos Païta).

Il existe de vrais et de faux fantômes, car un retour n’est possible que pour ce qui est absolument réel (l’absolu est le séparé, ce qui n’est relatif à rien d’autre, qui est unique) et différent (ce qui a modifié une situation). Être mis en face d’un tel retour du même – et après tout c’est la grande leçon et de Nietzsche évoquant l’Éternel retour du même et de Freud insistant sur le retour du refoulé –, c’est, toute proportion gardée ici, ce qui arrive parfois pour un livre qui nous revient, ou un simple souvenir, et même pour un objet que l’on redécouvre comme s’il refaisait surface selon une loi d’Archimède cette fois-ci universalisée.

Dans le même ordre de choses, revoici Carlos Païta, chef d’orchestre argentin, un nom, au demeurant marquant, comme gravé, d’une présence aussi forte que l’épaisseur temporelle et le silence médiatique qui l’ont recouverte, revoici ces disques que l’on acquérait à prix d’or au tout début des années 1980 lorsque l’URSS proférait ses dernières menaces de la voix sourde de sa gérontocratie (on n’était pas tranquille, mais que le monde était rassurant !), lorsque la liberté, ici, était totale, dans les médias, à la télévision, lorsque l’insolence se mettait au niveau de l’élégance, tout en préparant secrètement ses hiérarchies à venir (les maos devenus des pontes, les gauchistes des hommes d’affaires, les monstres devenus ministres (Papon), les personnes très douteuses devenues chef de l’Etat, etc). Tout cela a disparu, sauf les pratiques et la gérontocratie, mais cette époque a rendu possibles les Gould, les Stokowski, les Celibidache, les Radu Lupu, les Bernstein, et… Carlos Païta qui appartient de droit à cette lignée.  Où sont leurs équivalents aujourd’hui ? Certains existent, c’est sûr, ils sont là, ils travaillent, mais pour la plupart victimes étouffées par la normativité ambiante.

L’originalité a changé de sens. Elle s’est même inversée en convention. Or, un grand musicien ou une grande œuvre sidèrent. Qu’ils plaisent ou nom, c’est bien cela l’unique critère désormais, n’est en réalité pas la question, de même que le jugement de goût qui s’est substitué à la manifestation et même parfois à la révélation constitue une défaillance vieille comme le monde qui s’aligne au demeurant sur la domination du jugement moral là où il est question de tout autre chose, d’événement, de réalité ou de vérité par exemple, ou bien des trois ensemble.

La sidération, a-t-on écrit, autrement dit, l’attachement fasciné à un astre, à la différence de l’absence d’astre, de la perte de l’orbite ou du repère et que décrit le désir. Mais les deux se recouvrent juste et seulement un instant, le temps que le désir (ou l’admiration si l’on préfère, indispensable autant dans les rapports aux œuvres que dans l’amitié et l’amour) se détache de la sidération et se rende compte qu’il ne peut se déployer et non resté asservi que s’il refuse la fusion, cet autre nom de la fascination et qui donne lieu à tellement d’attitudes et de comportements pathologiques, qu’ils soient moraux ou politiques.

Et voici, à sa mesure et dans l’ordre qui est le sien, le fantôme de Carlos Païta qui fait retour depuis cette période. Car il en faisait partie, comme une ombre jetée. On veut dire que ses disques, il n’y avait que cela puisqu’on n’était pas au courant des concerts, gênaient. Techniquement, certes, parce que le label créé pour lui, Lodia, produisait des disques remarquables (quelle version de la Symphonie fantastique de Berlioz !), mais aussi parce que ne faisant pas partie du sérail, disons des écuries constituées dans cette époque très faste à tous égards pour le disque, il tranchait par son originalité, mais aussi par sa qualité, que généralement on lui déniait. L’époque allait être à autre chose, au baroque surtout. La période des grands chefs semblait révolue. À ce sujet aussi, on en est un peu, si l’on met la mode de côté, revenu.

Revoici donc Carlos Païta, grâce à une très belle édition due au label Le Palais des Dégustateurs qui nous a déjà gratifiés ces dernières années de très beaux disques consacrés à Bach, Beethoven et Brahms interprétés par des artistes comme Dominique Merlet, Gérard Poulet, Robert Levin, Jean-Claude Vanden Eynden, Boris Berman et bien d’autres dont il faudra un jour parler. Il ne s’agit pourtant pas d’une simple réédition de la 8° Symphonie de Bruckner puisqu’on peut trouver dans l’album la Symphonie n° 8 de Chostakovitch, un enregistrement inédit de 1981 avec le Philarmonic Symphony Orchestra. L’ensemble, 8 & 8, est stupéfiant de qualité non seulement sonore, mais musicale. Si quelqu’un désire un jour, bienheureux à lui, « entrer » dans la musique de Bruckner, c’est-à-dire, peut-être ou sans doute, par le sommet de l’art symphonique classique (mettons l’admirateur inconditionnel de Bruckner qu’était Mahler à part, lui-même formant une sorte de synthèse de la synthèse de la symphonie), alors on peut lui mettre dans les mains ce disque de Carlos Païta.

Musicalement, et parlons de Chostakovitch, de sa 8°, une musique « sale » comme il a été écrit fort justement – on pense à ce premier mouvement de cette symphonie « de guerre », elle date de 1943, elle est moins connue que la 7°, Léningrad, plus terrible encore, moins optimiste au sens contraint du soviétisme avec final nécessairement triomphant, une musique « sale » par conséquent comme de la neige fondue, de la raspoutitsa, du sang et des déchets d’un peu tout partout. On était habitué à ce que Evgeny Mvravinski en faisait, une tragédie terrifiante, vraiment définitive, une fin du monde, mais, oui mais, dans une sorte d’orgie orchestrale négative. Or Carlos Païta parvient à rendre la même chose tout en conférant à la symphonie une clarté musicale tout à fait extraordinaire, inouïe pour l’auditeur qu’on est. Une clarté ? évidemment pas s’agissant du fond et de la motivation de l’œuvre, mais une lisibilité, une audibilité en d’autres termes qui permet de percevoir au plus près l’originalité musicale de Chostakovitch, une musicalité donc qu’on ne pourra plus jamais confondre avec celle de Mahler comme si le Russe n’était que son pâle héritier, ce que la doxa, pour le moins honteuse, boulezienne, a soutenu contre toute évidence et grandeur en reléguant sa musique aux oubliettes de l’Histoire au moment même où elle se confrontait précisément dans la douleur à elle, bien loin des formalismes confortables confinant d’emblée à un oubli nécessaire et mérité. On s’incline en tout cas devant cette étonnante performance de chef d’orchestre.

Quant à la lecture qui est livrée de la 8° de Bruckner, qu’on aura par le passé tellement écoutée grâce au disque vinyle, avec le recul que donne le temps, elle se rapproche par son ton à la fois engagé et maîtrisé des dernières lectures qu’en a données bien plus tard, pas moins de trois décennies, Bernard Haitink, ce qui signifie aussi qu’au début des années 1980 Carlos Païta comprenait cette musique qui, alors, n’était même plus, souvenons-nous, vraiment jouée, en tout cas sous nos latitudes. Elle était qualifiée, négativement, d’ « allemande », on évoquait goguenard ses cuivres tonitruants, en vérité on avait perdu toute oreille comme on peut perdre le goût, en ne comprenant rien à la science musicale de Bruckner, à son génie du contrepoint, aux perfections de ses codas, à son obsession de la qualité musicale, à son romantisme extatique et pourtant lui aussi maîtrisé par le savoir et le travail (cette musique exclut tout laisser-aller, celui qui par ailleurs menace tellement d’interprétations des symphonies de Mahler).

À vrai dire, il n’est guère exagéré de parler de fantôme à propos de ce grand chef d’orchestre. En effet, il fut proprement nié à l’époque, dénigré même, c’est-à-dire pas même pris en compte dans les discographies. Seuls quelques esprits libres, aux oreilles qui se refusent à entendre et reprendre les échos venus de loin comme de près, ont eu quelques mots élogieux à son égard, comme à propos de son disque Brahms (I° Symphonie). Mais pourquoi donc ce déni et cette relégation ?

Un frère du chef d’orchestre désirait le promouvoir en fondant le label Lodia. Le maestro avait des idées bien fortes sur l’interprétation comme les grands artistes qu’on a cités plus haut, il avait ses maîtres, évidents à l’écoute (Furtwängler !), mais Carlos Païta relève d’une tout autre singularité, celle des inconnus parce qu’on les a rendus inconnaissables en les méconnaissant. Quelque chose à l’évidence dérangeait chez lui… Quoi, au juste ? On ne sait pas vraiment. En revanche, cette singularité même aurait dû attirer l’attention. Du reste, ce fut le cas. L’attention portée n’est pas toujours bruyante, médiatisée, comme il est d’usage, elle peut être silencieuse, au plus près d’un refoulement. Sans doute avait-on fermé des portes à son originalité, disons sa fougue. Sans doute encore avait-il dû inventer sa propre voie d’expression, ce que quelques moyens financiers et techniques mis à sa disposition permirent.

Que dire par conséquent, si ce n’est que Carlos Païta était impressionnant. Et qu’à cet égard il devait déranger. Et on ne lui pardonna pas, on veut dire le milieu discographique alors tout-puissant, d’avoir tracé sa propre voie. Et ce qu’il faisait entendre, inouï depuis Furtwängler, c’était un réveil de Brahms (les timbales au début de la I° Symphonie dont les peaux sont prêtes à éclater, en vérité elles s’adressent au chef, le timbalier étant le pendant du chef – Simon Rattle et Jean-Claude Casadesus étaient percussionnistes !), comme il le fera de Schubert, de Tchaikovski et enfin, comme tous les grands, de Bruckner. Ce qui ne signifie rien d’autre que ceci : il ne s’agissait pas de jouer et d’interpréter, une fois de plus, la 1° Symphonie de Brahms ou la 6° de Tchaikovski, mais d’en déployer la formation (la formation de leur forme), ce qui fait d’ailleurs que le geste en question s’avère lui aussi fantomal, faisant paraître un revenant, un réel qui n’a de sens à être tel qu’à revenir, comme la preuve suprême, en survivant, de son existence. Une mauvaise musique, à l’inverse, ne relève pas du goût qui la juge telle, elle est mauvaise parce qu’elle n’existe pas, tout comme le mal, disaient les philosophes classiques n’est rien, ne possède pas d’existence réelle ou réale en soi (à comprendre évidemment comme ce qui  relève de ce qui se fait, le reste, répétera à sa manière Nietzsche, étant innocence du devenir). Ce qu’on a reproché à Glenn Gould comme à Carlos Païta, bien que si différents dans leur manière, sauf concernant le partage d’une importance et d’une grandeur propre de la technique, c’est d’avoir barré la question de l’interprétation pour lui substituer celle de la formation, ou, si vraiment, l’on préfère, celle de recréation de l’intérieur de l’œuvre, ou encore son dépliage à partir de son noyau ou de son âme. Même la technique, elle aussi, y participe (elle fait percevoir, clarifie, spatialise, permet d’isoler, donc révèle, Gould parlait de « charité de la technique », reprenant l’expression au théoricien Jean LeMoyne).

Revenons cependant à un point de départ, dans la mesure où une musique, comme un grand livre, reste attachée à son moment de découverte. Notre rapport, entre autres, à la musique est ponctué par des événements, n’est-ce pas ? Et une musique de ce genre est indissociable de son cadre comme de son moment de découverte. Carlos Païta nous revient, alors qu’on en avait presque oublié le nom. Ses disques restaient immobiles, depuis trois décennies, tout en bas d’un meuble de la discothèque… Le travail de dénégation avait donc fait, malgré soi et dans l’épaisseur opaque de la mémoire, son œuvre. Mais le nom résonnant à nouveau, avec les souvenirs qui y sont restés attachés, on se rappelle ces beaux disques bleu ciel, qui apparaîtraient bien démodés aujourd’hui, dont on surveillait la parution entre 1980 et 1984, juste avant l’avènement du CD. On habitait alors dans une vieille maison du XVI°siècle, dans la Grand-Rue de Colmar, on enseignait au lycée Bartholdi, avec un bonheur qui arrache aujourd’hui les larmes, on rentrait chez soi après les cours et, entre les lectures et le travail en cours, on écoutait, bien sûr parmi d’autres, ces disques de Carlos Païta. On en parlait autour de soi, on se croyait tout de même un peu instruit musicalement, mais on se retrouvait en face de sourires un peu gênés. On ne sait toujours pas en toute certitude pourquoi. Si ce n’est que Carlos Païta était marginal, ou plutôt marginalisé (on ignorait d’où il venait, il manquait de pedigree, de marqueurs médiatiques, et les médias musicaux étaient très nombreux à l’époque. Quelque chose en lui ne « collait » pas, une fois de plus on ne sait pas pourquoi, mais c’est ce qui fait toute sa singularité et son absence de convention). Ce qu’en revanche on sait, c’est que ces découvertes importantes, disons ces inscriptions dans l’existence, ne s’oublient pas et finissent par faire retour. Et avec bonheur, celui d’une justice rendue, à laquelle participe le beau label Le Palais des Dégustateurs.

© André Hirt

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