Benjamin Britten (1913-1976)
Quatuor à cordes no.1 en ré majeur, op. 25 (1941)
Quatuor à cordes no.2 en do majeur, op. 36 (1945)
Quatuor à cordes no.3 en sol majeur, op.94 (1975)
Les Illuminations, op.18 (1939 ; arrangé pour soprano et quatuor à cordes)
Quatuor Béla https://quatuorbela.com/
Julia Wischniewski, soprano
Label : Le Palais des dégustateurs PDD035
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Enregistrement : Février 2020 et Janvier 2022
Durée : CD 1 : 52 min. ; CD 2 : 51 min.
Livret : (24 pages ; français, anglais)
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Comme les faux prophètes ridicules qui prédisaient une société sans papier, ceux qui faisaient la promotion de la mort de la tonalité au début du XXème siècle avaient leurs trompettes mal embouchées.
Parmi les nombreux exemples de musiques à la fois tonales et progressistes, on peut citer les trois quatuors à cordes « officiels » (i.e. qui portent un numéro d’opus) de Benjamin Britten que l’excellent Quatuor Béla a choisi d’enregistrer, leur treizième disque en seize ans de carrière.
En effet, quel « outrage » dont est coupable Britten que pour avoir choisi des tonalités aussi conventionnelles que do, sol, ré (en majeur en plus !) alors que des chapelles du dodécaphonisme/sérialisme s’évertuaient à dénigrer des compositeurs qui croyaient encore que l’on n’avait pas épuisé toutes les ressources de la tonalité.
Bien entendu, Britten n’élabore pas son langage sur une base aussi simpliste ; il comporte maintes ambiguïtés tonales mais à entendre, par exemple, pendant presque toute une minute un accord de do majeur obstinément répété pendant treize mesures pour clore le dernier mouvement du 2ème quatuor, on croirait à de la provocation, humoristique sans doute mais provocation tout de même.
En plus d’être très bon pianiste, Britten est davantage reconnu mondialement pour ses opéras. Par ailleurs, aussi altiste de formation, il a fait preuve d’une expertise dans l’écriture pour les cordes comme en font foi certaines oeuvres pour orchestre à cordes (par ex. les Variations sur un thème de Frank Bridge).
Des huit œuvres qu’il a spécifiquement conçues pour quatuor à cordes, ce sont ces trois quatuors à cordes qui correspondent le mieux à ce que le compositeur et critique, André Boucourechliev, entend à propos du quatuor à cordes: « Sa loi est celle de l’absolue concentration ; il bannit l’emphase, l’effet, la virtuosité gratuite et requiert la maîtrise totale de la matière et de la construction. »
C’est surtout l’amalgame entre lyrisme chaleureux (mais aux teintes sombres) et la variété des textures timbrales qui ont capté mon attention, telle l’introduction du 1er mouvement du Quatuor no.1 (0.00 vers 2.08) où planent des notes, à peine audibles, dans l’extrême registre aigu tandis que le violoncelle sème par-ci par-là des pizzicati.
Sur le rythme nerveux d’une sorte de « tarentelle maléfique » (Frédéric Aurier), le 2ème mouvement du Quatuor no. 2, propulse des mélodies énergiques jouées à l’unisson par paires d’instruments (violon 1 et violoncelle, ou violon 2 et alto, alto et violoncelle, etc) pendant que les deux autres déploient de larges arpèges haletants (souvent sur une étendue totalisant un intervalle de 12ème). C’est l’une des pages les plus enlevantes qui m’a été donnée d’entendre pour une telle formation.
Le troisième quatuor est la dernière œuvre de musique de chambre de Britten, écrite un an avant sa mort, trente ans après le deuxième. Elle est en cinq mouvements (Duets – Ostinato – Solo – Burlesque – Recitative and Passacaglia) et donc moins conventionnelle dans sa forme.
Le dernier mouvement mérite que l’on en parle. Sous-titré « La Serenissima », il a été composé lors de sa dernière visite à Venise et, dans le récitatif, chaque instrument cite un extrait de son dernier opéra Death in Venice. Dans la section passacaglia, le violoncelle énonce le thème inspiré des cloches de l’église Santa Maria della Salute qui se trouvait près de son hôtel. Il est fascinant de voir comment Britten développe un contrepoint au lyrisme à la fois chaleureux et mystérieux à partir d’un thème de sept notes aussi simple et dépouillé, mystère qu’il entretient jusqu’à l’accord final qui laisse l’auditeur en suspens.
Britten se savait malade ; son chant du cygne : ce n’est pas tant la tristesse qui gagne les cœurs que l’énigme qui défie la raison réconfortante. C’est en ce sens que l’ambiguïté tonale chez Britten évoque/traduit l’énigme que pose la mort dans sa fatale beauté.
L’interprétation des trois quatuors par le Quatuor Béla est absolument convaincante grâce à son admirable maîtrise des nuances et du rythme, et l’assurance du jeu d’ensemble. Son « absolue concentration » dans cet univers aux tonalités ambiguës force l’admiration. Pour l’auditeur, ces œuvres sont extrêmement exigeantes mais la qualité du jeu des Béla en faciliteront sûrement l’appréciation.
Britten a choisi de mettre en musique dix parmi la quarantaine de poèmes qui forment le cycle Les Illuminations de Rimbaud. Il l’a d’abord conçu pour soprano et orchestre à cordes car selon l’un de ses biographes, David Matthews, Britten considérait que la voix sensuelle de soprano convenait justement à ces chansons. Toutefois, il existe de nos jours plusieurs versions avec ténor.
Selon l’Encyclopaedia Britannica, Rimbaud cherchait dans Les Illuminations à abolir la distinction entre réalité et hallucination; je ne serais pas surpris que ce soit cette idée qui ait séduit Britten à entreprendre la composition en 1939 alors qu’une nouvelle guerre mondiale l’incita à s’exiler aux États-Unis; il était anti-militariste et une nouvelle guerre surgissant en à peine une vingtaine d’années avait de quoi éveiller des sentiments troubles sur la nature humaine, sur l’hallucinante réalité du monde.
Je spécule : se pourrait-il que des phrases telles que « Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue » ou « Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré: des blessures écarlates et noires éclatent dans les chaires superbes » aient pu donner du feu à l’inspiration de Britten ?
La voix de Julia Wischniewski est assortie d’un vibrato tout ce qui a de plus suave. Son timbre est agréable. Elle défend talentueusement un texte très difficile à chanter mais aussi et d’abord à mettre en musique : la métrique est asymétrique, les nuances de la partition parfois imprévisibles, beaucoup de mots et de phrases sont dépourvus d’euphonie dans ce contexte de sorte que la diction fait face à des écueils considérables. Quelque que soit la chanteuse ou le chanteur, l’auditeur doit avoir en main le texte pour bien saisir toutes les paroles (mais le livret ne les contient pas).
La transcription par l’un des membres du Quatuor Béla, Frédéric Aurier, gagne en acuité, en détails, en transparence qui jette une lumière plus crue en comparaison avec la version pour orchestre à cordes. Mais cette proximité se fait d’autant plus vibrante. Encore une fois, le Quatuor Béla fait merveille dans cette proposition audacieuse.
Guy Sauvé
Juillet 2024