Opus 132 | Blog
Musique, Littérature, Arts et Philosophie
Carlos Païta, Tchaikovsky (Symphonies 4 & 6, Marche slave, Hamlet, Capriccio italien, Romeo et Juliette). Le Palais des Dégustateurs, 2024.
Commençons par le commencement : il y a déjà une folie chez Tchaikovsky. Elle doit évidemment être rendue dans l’interprétation de sa musique. Mais au plus exact, sans erreur de jugement ni faute. L’excès russe, la passion des climax ne peut que s’accorder avec des musiciens comme Charles Munch ou, dans sa dernière période surtout, Leonard Bernstein, dont la version de la 6° Symphonie est en effet bouleversante. Dans ces conditions, qu’apporte l’intervention de Carlos Païta, lui dont la réputation était mauvaise selon l’expression de Guy Debord ? Une autre folie ? La folie de la folie ? En vérité, rien de cela. Car ce qui est remarquable est que ces interprétations des symphonies 4 et 6, de la Marche slave, de Hamlet op. 67, du Capriccio italien et de Romeo et Juliette sont la fois hors-norme, certainement exaltées, et tout autant d’une pleine maîtrise technique et musciale. Et si l’on ajoute à cette appréciation cette autre qui estime que Carlos Païta respecte très rigoureusement la partition, son esprit certes, mais aussi sa lettre, alors on dira qu’on est en présence d’une version littérale, donc, magistrale, au moins des deux symphonies. Écoutons les bois dans la 4° Symphonie à 12’30, déjà ce passage à 9’20 avec les violoncelles. La partition ne trompe pas. L’interprétation la respecte à la lettre avec ce comble du littéral qu’est la lisibilité, disons même la transparence du rendu sonore. Bien sûr, la technique d’enregistrement, l’ingénieur du son, la reprise en mains de ces bandes par Le Palais des Dégustateurs n’y est pas pour rien. S’agissant toujours de la 4° Symphonie, et comme pour se convaincre de ce qui précède, il suffit d’écouter les passages de 10’35 et de 11’55 (ces violons !) et le final pourtant si difficile à maîtriser du 1° mouvement. Et puis, le moment de grâce à 4’20 du 2° mouvement, l’effondrement typique chez Tchaikovsky en 5’. Rarement, dans une interprétation, on aura à ce point tout entendu, les cordes comme les bois en 5’50. Même le triangle est perceptible à 4’ dans le 4° mouvement ! Et que dire des pizzis, somptueux, respectant tous les plans, comme des vagues irrégulières ou des escaliers. On est en présence d’une grande peinture, et pas uniquement sonore. Et ces glissandis du 4° mouvement, cette capacité à trancher dans les ruptures dynamiques, comparables aux mouvements les plus ébranlés de l’existence ! Cette beauté des cors en 2’ et à 6’ toujours dans le 4° mouvement, la folie de l’exaltation à 2’10 et à 3’30 comme l’emportement à 5’.
On s’arrêtera là. Et l’on se dit, au demeurant avec la simplicité ou si l’on préfère l’évidence requise, qu’une grande interprétation peut s’évaluer sous l’angle de la lisibilité. Ce qui signifie, en l’occurrence, qu’on n’en a pas fini de tout écouter dans ce qui est proposé en cet instant à l’écoute. L’oreille se révèle inépuisable. Et comme en elle-même la question de l’interprétation l’est tout autant, on se doit de comprendre, en son principe, selon le mot d’Alain, qu’« on ne sculpte pas ce que l’on voudrait, [mais] qu’on sculpte plutôt ce que la chose exige ». On ajoutera ceci, que l’intensification de ce que la chose exige n’en est pas la trahison, mais précisément la présentification ou l’intensification. Autrement dit, la forme parvient au jour.
© André Hirt