Le Figaro

Mikhaïl Rudy, le pianiste amoureux des mots

Par Thierry Hillériteau

«Dès l’enfance, j’ai commencé à écrire. Adolescent, j’écrivais des contes dans un style plutôt kafkaïen», explique Mikhaïl Rudy. Catherine Panchout

PORTRAIT – À 71 ans, l’interprète originaire de Donetsk, installé en France depuis près de cinquante ans, publie son premier roman aux Presses de la cité, «Le Disciple». Une puissante réflexion sur le génie en musique.

Il est des personnages que l’on ne rencontre véritablement qu’en acceptant de se perdre soi-même. Mikhaïl Rudy est de ceux-là. À 71 ans, le pianiste originaire de Donetsk peut bien être installé à Paris depuis près d’un demi-siècle, il serait de son propre aveu capable de se perdre dans son propre quartier. «Je n’ai jamais eu le sens de l’orientation», ironise-t-il, cherchant en vain à nous guider dans les couloirs des Presses de la cité.

Disques, concert, opéra. Tout ce qu’il faut savoir d’actualité de la musique classique, par Thierry Hillériteau.

La maison d’édition, où l’artiste vient de publier son premier roman, Le Disciple, nous a ouvert ses portes, le temps d’une discussion à bâtons rompus avec son «jeune» auteur. Cherchant ses mots dans la forêt de sa pensée chargée d’images et de souvenirs, ce dernier peine à cacher son émotion. «Ce premier roman, c’est un rêve devenu réalité», confesse-t-il, de cet accent caractéristique où roulent les «r» avec une sensualité baroque, et dont chaque syllabe semble agitée de ce rubato propre aux grands interprètes romantiques. «La littérature a toujours eu un rôle essentiel dans ma vie, poursuit-il. Tout petit déjà, les livres constituaient pour moi, avec la musique, la première fenêtre ouverte sur le monde. C’est par eux que j’ai découvert la plus grande partie de tout ce que je connais aujourd’hui.»

Une place prédominante

Il se rappelle chaque découverte littéraire, au milieu de son enfance misérabiliste dans ce qui ne s’appelait pas encore Donetsk mais Stalino, comme autant de révélations, dont plusieurs se feront bientôt sous le manteau. Comme son premier Kafka. «C’était dans un magasin rempli de parfums. Il y avait là, caché, ce petit livre noir que je revois avec la même précision que lorsque j’essaie de visualiser les notes des premiers morceaux de piano que j’ai déchiffrés.» Le futur vainqueur du concours Long-Thibaud, devenu prodige dès sa prime enfance dans une Union soviétique où la musique occupe une place prédominante, s’est toujours refusé à envisager la composition. «La musique m’a toujours intimidé bien plus que les livres, confie-t-il sans chercher à analyser cet aveu d’humilité. J’aime cette attitude. L’idée de n’être, en tant que musicien, qu’un interprète au service des compositeurs et de la diffusion de leurs œuvres. Les choses sont différentes avec la littérature. Dès l’enfance, j’ai commencé à écrire. Adolescent, j’écrivais des contes dans un style plutôt kafkaïen», lâche-t-il dans un éclat de rire.

À lire aussiMikhaïl Rudy, l’intranquille

Ce positionnement vis-à-vis de la musique, en tant qu’interprète, est au cœur de son premier roman. Mikhaïl Rudy y raconte, dans un français dont chaque phrase trahit son idéal d’esthète, les destins croisés de deux pianistes au conservatoire de Moscou, à la fin des années 1980. François est un jeune Français au tempérament de feu et au jeu indomptable. Konstantin, un professeur déjà reconnu et estimé, qui accepte de le préparer au concours Tchaïkovski. De leur rencontre naît une histoire d’amour. Mais aussi et surtout une puissante réflexion sur l’empreinte du génie. Qu’est-ce que le génie en matière d’interprétation?

Cette quête peut-elle jamais finir ou est-elle vouée à l’échec. Et alors, n’est-ce pas précisément là ce qui fait toute la beauté et l’humilité du geste interprétatif? Autant de questions auxquelles Mikhaïl Rudy sourit avec un appétit de philosophe auquel on vient de soumettre les sujets du bac. «Je crois que ces questions sont au cœur de notre époque», concède celui qui avoue avoir ralenti le rythme de ses concerts dans une volonté de renouer avec une certaine quête d’essentialité. «Le niveau des jeunes pianistes n’a jamais été aussi élevé. Je le vois dans les différents concours auxquels j’ai pu participer en tant que juré. D’un autre côté, le temps des pionniers de l’enregistrement est révolu. La totalité des grandes œuvres a été gravée dans des versions qui font référence. Cela nous oblige à repenser le rôle de l’interprète dans la société musicale d’aujourd’hui. Le temps de la sacralisation me semble fini. Il y a quelque chose d’autre à inventer. Une forme d’humilité face au rôle de diffusion de la musique qui est le nôtre, qui est déjà une responsabilité énorme.»

J’écris tout à la main. Peut-être est-ce une déformation de ma vie de pianiste, mais j’ai besoin de ce geste, de cette énergie qui vient du poignet, pour écrire

Mikhaïl Rudy, pianiste et romancier

L’histoire d’une rencontre

Quelle part de Mikhaïl Rudy est à chercher chez Konstantin ou François? «Je pourrais répondre comme Flaubert que “ Madame Bovary, c’est moi”. Mais les choses sont plus complexes. Même s’il y a beaucoup d’anecdotes inspirées de ma propre expérience, aucun des deux personnages ne se réfère à une réalité vécue.» Pour le personnage de François, ce n’est d’ailleurs pas d’un musicien qu’il s’est inspiré, mais «d’Arthur Rimbaud! Son choix de renoncer à la littérature après quatre ans de poésie alors qu’il n’a que vingt ans, mû par une force vitale qui le pousse à poser la vie elle-même comme une sorte d’art total, m’a toujours interpellé. Cela, conjugué au fait qu’il avait voulu apprendre le piano m’a semblé un bon point de départ pour me lancer dans l’écriture de ce roman, que je portais en moi depuis tant d’années.»

Car s’il aura fallu trois ans (et autant de manuscrits différents!) à Mikhaïl Rudy pour faire de ce rêve d’enfant une réalité, l’écriture de ce roman est d’abord l’histoire d’une rencontre. «Celle que j’ai faite avec la langue française en arrivant ici, il y a près de cinquante ans, après ma victoire au concours Long-Thibaud», confesse-t-il. À partir de ce jour, Mikhaïl cessera d’écrire en russe. «Je ne saurais dire pourquoi, devance-t-il timidement. C’est comme si cela faisait partie de moi. Pourtant, je parle toujours en faisant des fautes de français et avec cet accent à couper au couteau. J’ai bien cherché à le faire disparaître, mais lorsque je me regardais dans la glace je me disais que ce n’était pas moi», glisse-t-il dans un sourire énigmatique. Cette «histoire d’amour» avec notre langue, il l’avait scellée une première fois en écrivant sa propre autobiographie dans notre langue: L’Impatience de vivre, parue il y a quinze ans aux Éditions du Rocher.

Mais il a fallu le déclic du Covid, et l’interruption momentanée de sa carrière de concertiste, pour qu’il accepte de sauter le pas du roman. Assumant l’écriture non comme un acte de rupture, mais bien au contraire comme la prolongation de son geste de musicien. D’ailleurs, il l’avoue: «J’écris tout à la main. Peut-être est-ce une déformation de ma vie de pianiste, mais j’ai besoin de ce geste, de cette énergie qui vient du poignet, pour écrire.»

Une énergie dont l’origine, chez Mikhaïl Rudy, reste un mystère. Mais qui le conduit inlassablement à explorer la musique et la vie sous toutes ses coutures, en véritable Arthur Rimbaud de ses propres mondes intérieurs qu’il questionne sous toutes les formes possibles. Que ce soit en publiant, comme il vient de le faire pour Le Palais des dégustateurs, des enregistrements inédits des concertos de Grieg et du deuxième de Prokofiev («deux concertos qui m’ont accompagné tout au long de ma vie»), justement réalisés à la fin des années 1980, période contemporaine de l’histoire de son roman, avec l’Orchestre philharmonique de Saint-Pétersbourg dirigé par Mariss Jansons. Ou en interrogeant peinture et musique, comme il le fit jadis avec Chagall, et le fera de nouveau à la rentrée 2025 avec Kandinsky à la Philharmonie de Paris, à l’occasion d’une exposition dont il a accepté d’être le directeur musical.

Laisser un commentaire