Opus 132 | Blog
Musique, Littérature, Arts et Philosophie
Shostakovich, Silvestrov, Ettore Causa, viola, Boris Berman, piano, Le Palais des dégustateurs, 2025.
L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.
L’adagio, la peur et la mort
Les œuvres enregistrées pour le remarquable et singulier label Le Palais des Dégustateurs sont la Sonate pour alto et piano, op. 147 de Shostakovich, Elegy pour alto (premier enregistrement mondial) ; Epitaphium (L.B.), Three Intermezzi for piano, Triptych (premier enregistrement mondial) de Valentin Silvestrov, enfin l’Impromptu pour alto et piano, op. 33 toujours de Shostakovich.
Peut-être que l’alto est l’instrument de l’élégie avec sa sonorité qui annonce l’au-delà ou le rien, ce qui revient peut-être au même. En tout cas, davantage que le violoncelle dont le chant reste hymnique et connaît des instants lumineux, l’alto nous porte incontestablement vers les versants les plus sombres de l’existence. Mozart tenait l’alto comme l’ombre des autres instruments à cordes. (L’alto est au demeurant lui-même une ombre matérielle, celle du violon comme celle du violoncelle). Loin de ses dimensions lumineuses, très apparentes et immédiates, la tonalité fondamentale de la musique de Mozart est celle que rend l’alto. Sa beauté est bouleversante. Elle touche ainsi au registre d’origine de la musique, l’écho, la douleur, la perte. Cela pourrait se montrer dans le détail.
Shostakovich donne sa dernière œuvre, et il rend ainsi son œuvre comme son ultime soupir, à l’alto. Il meurt le 9 août 1975 alors qu’il vient d’achever de rédiger sa partition de la Sonate le 4 août. (On s’en souvient : à la fin de l’adolescence, on venait tout juste de le découvrir, enthousiasmé d’être contemporain d’un grand compositeur vivant. La radio le décriait, comme elle assommait l’œuvre de Bruckner – c’était tous les jours sur France-Inter à partir de 16 heures.) Il est légitime de songer à l’œuvre testamentaire, non seulement parce qu’il s’agit de la dernière, mais, et cela s’avère tellement troublant qu’on ne cesse de s’interroger à ce propos, parce qu’elle donne lieu à une impression de mystère qu’aucun savoir ne semble en mesure de lever. Le dernier, long et dense dernier mouvement de cette dernière œuvre est en effet crépusculaire, d’un côté, et de l’autre il cite très explicitement la sonate « Clair de lune » de Beethoven. Notons bien : « clair de lune », donc une sorte de signe ou de trouée dans la nuit, et puis Beethoven, ce nom qui synthétise sans nul doute la musique en général aux yeux, aux oreilles et à la pensée de Shostakovich (le fait qu’un membre du quatuor Beethoven, si important pour la création de ses œuvres, l’altiste Fiodor Droujinine, soit le dédicataire et un peu plus tard, après la mort du compositeur, le créateur de la Sonate, ne relève certainement pas du hasard non plus). C’est donc à l’alto que Shostakovich a confié sa pensée, et à cet égard, l’essentielle et pas uniquement parce que, très malade, il ne pouvait que le deviner. Ce dernier mouvement est un long adagio, comparable aux six adagios successifs qui constituent le XV° quatuor. À l’écoute, l’adagio comme ceux qu’on vient de mentionner, sont déjà comme emportés dans la mort, on dirait qu’ils la traversent en cherchant et en tâtonnant (on entend l’adagio ainsi), de façon désespérée, dans le noir. Le mouvement adagio dessine, à la réflexion, dans ce mouvement de pensée, une allégorie, comparable à une ruine, ici représentée par la dimension de citation, dont le sens échappe, à la différence de ce que ferait un symbole qui, quant à lui, serait codé. L’œuvre se dévoile voilée, c’est une œuvre-mystère qui entre dans le mystère de la mort. Ou, en d’autres termes, elle contient un noyau, donc au-delà de sa dimension proprement chosale, technique, indéchiffrable.
La très belle musique de Valentin Silvestrov qui sait se mettre à la hauteur de celle de Shostakovich, n’est pas en reste. L’Élégie en particulier se fait l’écho de la Sonate de Shostakovich (et du premier adagio du XV° quatuor). L’écho ? Certainement, si, dans ce cas de figure du moins, on entend une suspension, un silence composé. On tendra également l’oreille vers la très belle Épitaphe. On fera de même pour le Triptype, une composition récente de 2023. On se trouve en présence d’une musique de visionnaire dont néanmoins, comme dans toute véritable utopie en ces temps de dystopies, l’image ne se dévoile pas, ou bien recule et diffère sa manifestation.
Toute cette musique est rehaussée par la discrétion et le tact des interprètes, Ettore Causa, impeccable de sobriété et de profondeur, de Boris Berman, qu’on ne présente plus, qui sert la musique avant tout, avant la gloire qu’on peut en tirer, cela s’entend dans la concentration non pas sur soi, son propre jeu, mais sur la musique elle-même, à nous proposée comme une interpellation. Toute l’exécution du programme de ce disque renforce l’impression d’hommage rendu au mystère de la musique au moment de la disparition d’un de ses plus grands serviteurs, Dmitri Shostakovich, que les musiciens officiels de l’Occident (Boulez en particulier qui évoquait sa musique en disant qu’elle n’était que du « sous-Mahler » (sic !)) ont si mal traités, sans atteindre, comme c’est toujours le cas dans ce genre d’attitude et de jugement à l’emporte-pièce de quelqu’un qui n’en possède guère, le niveau de son génie.
Pour en revenir à Shostakovich et au mystère qu’il emporte et qui devait être également à ses propres yeux et oreilles le sien propre, on ne peut pas ne pas faire mention de la causalité objective générée par le personnage et la « politique » de Staline. Shostakovich, et on peut toujours en tirer les leçons, traitait encore dans les années 70 les communistes occidentaux de « salauds » en affirmant : « Eux sont libres de dire la vérité. Pas nous, qui avons peur pour nos enfants. Ils devraient avoir honte ». La peur en effet…, la grande inspiratrice, à son corps défendant, de l’œuvre de Shostakovich. Cette peur objective se combine à celle ressentie devant la mort. La musique, quant à elle, sait et ne sait pas. Elle provient du rien et se dirige vers le rien. Elle est somnambule, elle se trouve dans l’impossibilité de se réfléchir, ce qui se traduit d’abord par celle de se définir. Mais elle nous fait sentir et ressentir ce qui ne se laisse ni reconnaître ni connaître. La musique, et Shostakovich en son heure crépusculaire dans laquelle perce un mince filet de clair de lune le rappelle, est l’arche de la vérité.
© André Hirt