Opus 132 | Blog
Musique, Littérature, Arts et Philosophie
Valentin Silvestrov, oeuvres pour piano, 1962-2022, Boris Berman (piano).
Ed. Le Palais des Dégustateurs.
par André Hirt
Le label Le Palais des Dégustateurs (oui, il s’agit bien d’un label de disques, en quelque sorte arrosé des meilleurs crus provenant comme la musique elle-même des profondeurs de la terre contemplant la lumière du soleil) a publié en 2022 un magnifique album de la musique pour piano de Valentin Silvestrov, compositeur Ukrainien né en 1937, jouée par l’important pianiste qu’est Boris Berman.
L’album propose deux disques dont la première impression à l’écoute, lorsqu’on découvre les pièces qui les composent, est celle d’un fort contraste. Le premier CD est composé de morceaux pour la plupart, pour faire vite, dodécaphoniques, du moins proposent-ils une sorte de synthèse d’une musique typique de ce qui a succédé à la seconde École de Vienne (on songe parfois à Webern). Le second en revanche déroutera, même si Elegy du premier permet une transition dans l’esprit de la musique, car il présente des pièces assez courtes, des sortes de « chansons sans paroles » ainsi que les qualifierait Mendelssohn. Leur charme est indéniable et c’est là aussi une première impression. Mais on peut s’y tromper en y soupçonnant ce qu’on appellera très vite une régression, qui semble même avouée dans la mesure où un ensemble de pièces s’intitule Kitsch-Music (1977). Toutefois, le kitsch n’est, et c’est dans un premier temps, un pléonasme, qu’une apparence et en quelque sorte son comble, car en vérité dans un second, l’apparence est justement celle d’une apparence, la dimension et l’élan de cette musique étant élégiaques. Et c’est alors un bonheur de les écouter sans préjugés, comme il se doit.
En revenant un peu en arrière, on ne peut s’empêcher de penser qu’au moins ces pièces de piano présentées ici, qui s’inscrivent dans l’œuvre de très grande ampleur de Valentin Silvestrov qui reste largement sinon à découvrir du moins à diffuser, soulignent, en les contournant avec élégance, certaines impasses de la musique du XX° siècle, impasses qu’elles furent indéniablement autant que des moments nécessaires du développement de la musique, dans la mesure où, quoi qu’on pense, le dodécaphonisme et plus avant le sérialisme ne constituèrent ni un terme ni le dernier mot de son histoire.
Qu’est-ce qui, au juste, fait retour dans cette musique que présente le second disque de l’album, et l’on pèse ce mot de retour qui n’est que la reprise de cet autre qui est la présence ? On se convaincra qu’une présence réelle, toutefois, bouge, qu’elle ne cesse de différer d’elle-même, de s’ébranler et disons-le autrement de se différer. C’est ainsi qu’on apprend par le beau texte rédigé par Tatjana Frumkis contenu dans l’album qu’Adorno avait connaissance de la musique de Valentin Silvestrov, Adorno qui n’est pas vraiment connu pour ses sympathies envers les régressions de tous ordres, et qu’il retient de cette œuvre sa dimension et sa particularité expressives. Ce qu’on y entend pour notre part, en accord toutefois formellement avec Adorno sur cet aspect, c’est, et on songe à Triade (1962), que la musique s’y achemine, mieux : y trouve sa voie, vers l’extraction de sa musicalité, à la façon d’un contenu imposant cette fois-ci sa forme, et non l’inverse.
Ce qui voudrait laisser entrevoir et faire entendre ceci, que le lyrisme de ces pièces, et il s’agit bien de lyrisme, n’est pas subjectif, donc toujours un peu facile, bien que non méprisable puisque chacun connaît ces moments d’effondrement, mais engagé dans l’élégie. Et c’est l’écho de l’état subjectif renvoyé qui constitue le lyrisme, celui de la musique elle-même, en souffrance, ce qu’elle fut toujours, mais cette fois-ci confrontée à l’épreuve de devoir se dégager des conventions formelles. C’est un contenu qui nous revient, qui s’approche. La musique se fait et se déroule en nous sans que nous en soyons l’auteur, comparable en tous points à la venue imprévisible d’un rêve ou, à la limite, en occupant ce filet de temps et d’espace qui se dissipe très vite juste après un rêve. Ces petites pièces, cette Kitsch-Musik n’est pas kitsch parce qu’elle serait telle, mais parce qu’elle désigne l’ombre d’une musique, qui ne la quitte pas, qui ne l’a jamais quittée et qui retourne à nous. En d’autres termes, il s’agit d’un élément de la musique, consubstantiel, central, qu’on dira, faute de mieux, intemporel.
Ce kitsch, explique de façon décisive le texte de la pochette, est, il faut à nouveau y insister, en vérité d’ordre élégiaque. On est loin des jugements, bien que nécessaires dans leur ordre, sur cette affaire de Hermann Broch. Toutefois, dans ces jugements, on est soi-même contraint d’avouer, en se prêtant au sens fort à l’écoute comme on le fait ou doit le faire d’une personne en souffrance, que l’apparence du kitsch tombe et fait apparaître la réalité qu’il masquait. Contrairement à ce qu’il arrive à Hegel d’affirmer, de même que l’intériorité et l’intimité d’une personne ne se traduisent pas nécessairement dans son apparence extérieure, équilibrant ainsi l’âme et le corps, l’un se reflétant dans l’autre, de même la musique contient parfois tout autre chose que ce qu’elle expose. Cet état de choses tient également, on veut dire surtout cette angulosité se manifeste aujourd’hui à même le hoquet dont l’Histoire semble prise.
C’est à quelque chose d’approchant que devait songer Adorno lorsqu’il faisait mention de l’expressivité de la musique de Valentin Silvestrov. Et il devait l’exprimer du bout des lèvres, comme toujours dans ses positions lorsqu’il fallait renoncer, finalement, à quelque chose (comme l’affaire concernant « la barbarie » qu’il y aurait et « l’impossibilité « d’écrire des poèmes après Auschwitz…). Or, le kitsch dont il est présentement question touche à cette question du poème. Et un poème élégiaque a, ou peut prendre, selon les circonstances, sa lecture aussi, une allure kitsch, c’est-à-dire une apparence.
Si l’on estime que les considérations à ce sujet sont ou bien trop théoriques, ou forcées, ou encore les deux, alors on suggérera que la musique se partage, qu’elle peut, au-delà de son raffinement ou bien se perdre dans l’éloignement (alors elle ne nous concerne pas, ne nous touche pas), ou bien nous revenir comme une poignée de mains, un peu de compassion ou une confidence.
Davantage, la musique, et évidemment lorsqu’elle remplit sa fonction en nous touchant, n’est pas abstraite, et n’a pas à l’être, mais elle est circonstancielle, elle occupe un moment. Et ce qu’elle laisse, ou fait passer, ressemble à un souffle, parfois une grâce, quelque chose qui est d’ordre messianique (on préfère parler de l’impossible, ou de ce qui n’apparaissait plus possible et qu’on croyait définitivement éteint ou mort). On veut dire surtout une flamme, comme un esprit ou l’Esprit, celui qui habite la musique et qui est au demeurant, ne l’oublions pas, rappelons-le, l’Esprit tout court.
La musique cesse donc d’être un simple moyen, mais elle est toujours une fin. Et c’est cette dernière qui importe, le premier n’étant qu’un support dans sa part formelle. Ce n’est donc pas seulement Kitsch-Musik (en 1977 déjà) mais encore Postludium, op 5 (2005) qui est concerné par ce lyrisme singulier, fondé sur la perte, car la musique antérieure était déjà lyrique. Il fallait déjà être vraiment sourd, musicalement parlant, pour ne pas entendre le lyrisme contenu dans la grande musique de la seconde École de Vienne. L’œuvre de Valentin Silvestrov n’en est pas pour autant une conséquence nécessaire, pas davantage ne possède-t-elle un statut épigonal. Elle aura consisté en revanche à extraire ou à réaffirmer au sein de la musique, de toute musique, sa dimension lyrique et sans doute indéfectiblement élégiaque. En dépouillant la composition de ses contraintes formalistes, cette œuvre peut être considérée comme un « dodécaphonisme lyrique » en ce qu’elle n’est plus dodécaphonique, mais le lyrisme qui s’en est dégagé, mieux : libérée. La musique a pu et su réaliser cette libération supérieure qui, tendanciellement, se cherche toujours dans la musique.
Toutes ces pièces « kitsch » émanent, comme on l’a laissé entendre, de « moments ». Car la musique est l’art de l’instant lorsque passe le sentiment (c’est le sens qu’on a donné plus haut, faute de mieux, à « messianique », cette irruption d’une grâce) avant qu’il ne s’étale et s’use dans le temps. À cet égard, la musique se sait très proche de la peinture (on songe dans le désordre, mais dans l’aisance d’une famille qui s’entend sans avoir à parler, à Debussy, à Cezanne). Cela peut se vérifier déjà dans Triade (1962).
Par ailleurs, la perte est consubstantielle au moment. Le lyrisme est bien sûr celui de l’élégie, mais il se combien à celui de l’instant présent, donc avec l’hymne. C’est le sens des bagatelles toutes récentes que composent les Five pieces op. 306 (2021). Les bagatelles sont ces « petits riens musicaux » dans lesquelles le dernier Beethoven découvrira des ressources insoupçonnées, des éclats de l’avenir.
La seconde sonate (Sonata 2) (1975) était pour sa part grandiose par son inventivité en particulier sonore, ses couleurs, sa capacité de brassage musical, quasiment orchestral, comme venu du fond jusque-là insoupçonné du piano. Celui-ci n’est plus qu’un moyen évanouissant pour laisser et d’abord faire venir la musique. Jamais il n’aura autant mérité, au sens le plus noble qui soit, son qualificatif d’ « instrument ».
En songeant à tout cela, on en revient naturellement aux Stille Lieder, au « chansons sans paroles », alors si proches de la ritournelle ou du ver d’oreille. La musique se fait aussi légère que l’air. Ou bien elle flotte. Ou encore elle tombe délicatement, silencieusement, c’est-à-dire musicalement (puisque la musique est ce silence que le discours a recouvert, ce silence étant lui-même redoublé comme son propre écho dans ce qui ne se laisse pas dire, pas même symboliser autrement) à la manière des flocons de neige qui dansent et se déposent sur nos épaules. La musique n’est plus celle de la pluie ou de l’orage, en ce qu’elle se fraye même un chemin à travers ce dernier, le plus violent, celui de la guerre, et qui fut emprunté en février 2022 pour fuir Kiev en direction de Berlin. L’élégie, toujours, dans les Three pieces (March 2022, Berlin), dont c’est ici, dans l’album, la première mondiale), depuis celle de 1967 jusqu’à la présente, de 2022, avec la plus grande et intense délicatesse, qui ne se confond pas avec quelque pathos. Ainsi, dans les temps les plus affreux, un lyrisme, comme un poème, est possible parce qu’il s’est montré nécessaire.
© André Hirt
Lien vers l’article original : https://www.opus132-blog.fr/valentin-silvestrov-oeuvres-pour-piano-1962-2022-boris-berman-piano-ed-le-palais-des-degustateurs/