Guy Sacre: « Cet assemblage maladroit, malsonnant, malvenu, ‘musique contemporaine’, me semble, à moi, une promesse de disparition plus ou moins proche »
Donnant suite à un CD publié par le label Palais des Dégustateurs avec des œuvres pour piano (*) de Guy Sacre par Billy Eidi, nous publions cette interview de Remy Franck avec le compositeur (version anglaise ci-dessous). Guy Sacre est connu pour avoir rédigé ‘La Musique de piano’ un vue critique sur une grande partie du répertoire pianistique, traitant de quelque 4 000 œuvres de 272 compositeurs. Il est aussi compositeur pianiste et auteur d’émissions radiophoniques et de conférences.
(* Dernières Chansons enfantines, Sonatine d’hiver, Sonatine de printemps, Sonatine d’été, Sonatine d’automne, Treize Impromptus)
Monsieur Sacre, vous êtes compositeur, musicologue, auteur. Laquelle de ces activités vous tient le plus à cœur?
Je ne suis pas musicologue. J’ai rédigé, dans la ferveur, et dans l’ombre immense de Jankélévitch, un ouvrage destiné, entre autres, à faire connaître à mon tour quelques méconnus de la musique, de ceux dont la révélation (prédisait-il) produirait un jour un « grand branle-bas en ce monde d’imposteurs et de pitres ». Ce livre est moins le résultat de recherches précautionneuses, que celui d’innombrables déchiffrages, commencés à quinze ans, et ininterrompus depuis: d’où ce mélange de coups de cœur et de… coups de griffes! Par ailleurs, oui, je compose; je donne des concerts-lectures sur des sujets variés, littéraires et musicaux; et j’écris: des proses, des poèmes, que pour le moment je ne livre qu’à une poignée d’amis. Laquelle de mes activités me manquerait le plus? Probablement, aujourd’hui, mes pianotages avec quelques partenaires aussi inlassables que moi, où nous déchiffrons les transcriptions à quatre mains de toute la musique de chambre, des quatuors de Haydn et Mozart à ceux de Fauré, Debussy et Ravel.
Timpani a publié plusieurs disques avec de la musique pour piano et des mélodies. Le Palais des Dégustateurs vient d’en sortir un autre avec des œuvres pour piano également. Le pianiste est dans tous les cas Billy Eidi. N’y-a-t-il que lui qui s’intéresse à vos œuvres ou ne désirez-vous pas que d’autres pianistes les jouent?
Mon double obscur trouverait malveillante une partie de la question. Je laisse la réponse à mon double clair, qui conçoit que l’omniprésence de Billy puisse étonner. Plusieurs pianistes ont déjà joué ma musique en concert, d’autres s’y apprêtent: l’absence de doubles octaves et de trémolos, d’accords empilés, de nuances paroxystiques, de clusters et de cordes pincées, de bonds et de ruades, de borborygmes chronométrés, ne les chagrine pas. Mais pour le disque, il est vrai qu’à l’exception près (une récente et sensible version de mes Vingt-quatre Préludes par Chantal Andranian), j’ai le désir de laisser de ma musique une version qui puisse un jour servir de référence; quand on a la chance d’être compris – et rendu – au quart de soupir près, on ne la laisse plus jamais passer.
Quels compositeurs vous inspirent lorsque vous composez?
On a des anges tutélaires. Les miens se nommeraient Ravel, et Roussel, et Milhaud, et Mompou (plus haut, plus loin, veille un dieu nommé Mozart). On les souhaite à son chevet, comme autant de gardiens, en musique, du beau et du bon (qui vont ensemble: kalos kagathos, dit le grec); mais je ne crois pas qu’on les convie à la besogne. Ce qui m’inspire est quelquefois un poème: la ‘mélodie’ est sans doute le genre auquel je suis revenu le plus souvent. Quelquefois un état d’âme, ou, plus banalement, de nerfs. Mais le plus souvent, si prosaïque que cela puisse vous paraître, quelques notes rencontrées sous mes doigts, quelques fragments auxquels je devine, ou j’espère, une suite possible. Je ne compose qu’au piano – et reprends joyeusement à mon compte les mots de Sauguet: « Le piano est ma baguette de sourcier… »
Quand composez-vous? Est-ce qu’il y a des moments d’inspiration ou est-ce que vous prenez carrément le temps de le faire ?
Vous connaissez, bien sûr, la réponse de Fauré à quelqu’un qui voulait savoir comment lui était venu l’admirable début du Sixième Nocturne: « Dans le tunnel du Simplon. » En vérité, peu importent les lieux, les moments – le prétexte, la circonstance – où nous vient une idée musicale ; il faut aussi l’envie de poursuivre; et surtout la grâce de pouvoir ajouter (et là je pense à Valéry), tout humaines et laborieuses qu’elles seront, des mesures à peu près dignes de ces quelques riens venus du ciel.
On dit que vos compositions n’appartiennent à aucune école. Ce qui me frappe c’est qu’elles ne semblent pas se rattacher à la musique dite contemporaine. D’aucuns vous refuseront dès lors le titre de compositeur contemporain…
Vous faites bien de préciser « dite contemporaine ». Ces aucuns-là oublient le sens du mot, ou ne l’ont jamais su. La Palice ne dirait pas mieux: je suis bel et bien ‘contemporain’, puisque je vis avec vous, dans le même temps que vous. Quant à la prétendue modernité que le badaud y rattache, je vous confierai, sans ironie aucune, que cet assemblage maladroit, malsonnant, malvenu, ‘musique contemporaine’, me semble, à moi, une promesse de disparition plus ou moins proche. Question innocente : lequel était le plus ‘contemporain’ de ces trois compositeurs particulièrement dissemblables, Rachmaninov né en 1873, Schönberg en 1874, Ravel en 1875? Sûrement pas celui dont plus personne, ou presque, ne s’aventure à jouer une note…
Quelle est alors, selon vous, la place d’un Boulez dans la musique pour piano du 20e siècle?
La place (vertigineuse pour ses affidés, beaucoup plus modeste à mes oreilles) d’un laborantin passionné, qui fuyait comme la peste ce que Mompou appelait le ‘charme’. Ce mot, n’allez pas vous méprendre, n’a rien à voir avec l’adjectif ‘charmant’ qui en est issu; il signifie le sortilège, l’envoûtement; il renvoie à une opération magique, capable d’apaiser l’angoisse, de calmer la douleur, de raviver le souvenir des jours heureux. Et ce qui permet, depuis le fond des âges, à la musique d’être une ‘magie’, c’est la mélodie, glorifiée par l’harmonie, exaltée par le rythme. Je suis de ceux qui osent détourner le magnifique exorde de saint Jean: « Au commencement était… le chant! »
D’autres compositeurs semblent ignorer cette phase boulézienne et créent des points d’attache beaucoup plus tôt dans l’histoire musicale. Croyez-vous qu’un retour général à la tonalité et à la mélodie soit possible ? Où, autrement formulé: quelle direction la musique nouvelle prendra-t-elle?
Ma réponse va vous surprendre : un « retour » à la tonalité, à la stricte tonalité fonctionnelle des manuels, est une impasse et ne trahit qu’un manque d’imagination auditive. À Castor qui compose, en règle, un quatuor en ré mineur, je préfère encore Pollux qui s’amuse à lancer des sons (voire des bruits) dans l’espace, comme Georges Mathieu jetait ses pots de couleur sur une toile. L’un est concret et passéiste, l’autre avant-gardiste et abstrait, mais ce sont bel et bien des jumeaux, tous deux dépourvus d’oreille. La tonalité vit toujours, elle a pour elle l’éternité. Mais pour continuer à émouvoir (car il n’y a rien d’autre à faire en musique : il faut le dire bien fort à tous les porteurs de messages), la tonalité a besoin, et sans cesse, d’être recommencée. Je reviens à Schönberg: s’il n’a pas laissé d’œuvre impérissable, du moins a-t-il prononcé une phrase immortelle : lorsqu’il a déclaré qu’il y avait encore plein de choses à écrire en Do majeur. J’espère qu’il entrevoyait les merveilles que la polytonalité, que la polymodalité nous apporte à profusion. Do majeur, oui ! non point blanchâtre et maladif, mais allumé de nacre et d’or par telle octave augmentée, telle cadence lydienne ou phrygienne, tel agrégat insolite le conviant à venir un instant jouer, sans crainte, avec Fa dièse ou La bémol !
Quant à la mélodie… Nul besoin de ‘retour’. Tant pis pour ceux qui s’en privent, ils attentent à leur propre existence. Quelle belle leçon que celle de Berg, qui persiste à ‘chanter’ à la barbe de son maître, et que les douze clous de la dodécaphonie ne sont pas parvenus à supplicier!