Le 7 mars 2020 par Jean Lacroix
Jean-Sébastien BACH (1685-1750) : Six Partitas BWV 825-830. Robert Levin, piano. 2019. LIvret en français et en anglais. 140.00. Le Palais des Dégustateurs PDD 017 (3 CD).
Le village de Vosne-Romanée est situé en Côte d’Or, l’un des huit départements de la région Bourgogne-Franche-Comté, dont le chef-lieu est Dijon. Au cœur de cet endroit paisible, spécialisé dans les grands crus, se trouve la maison de La Goillotte, appelée aussi Académie Conti, où sont organisées des expositions d’art contemporain. Nichée dans un parc où l’on peut admirer des arbres ancestraux, cette maison rappelle le souvenir du Prince de Conti, dont c’était la cuverie jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. C’est en ce lieu chargé d’histoire et de vin Romanée-Conti que l’Américain Robert D. Levin s’est installé devant un Steinway, du 21 au 26 juillet 2017, pour un enregistrement des six Partitas de Bach, « ponctué par des dégustations où Partitas et millésimes se sont confondus dans le même chant, la même émotion », comme le signale une note du livret. Le label « Le Palais des Dégustateurs » (quel joli nom !) compte à son actif une série de disques où l’on retrouve notamment les noms de Boris Berman dans des pages de Brahms ou Debussy, de Gérard Poulet en musique de chambre avec Christian Ivaldi ou avec Jean-Claude Vanden Eynden qui a signé en plus un CD Schubert des Impromptus et de la Sonate D. 960. En 2018, et 2019, les enregistrements de Dominique Merlet et Robert D. Levin étaient d’ailleurs primés en France. Nous pouvons déguster l’interprétation de ce dernier par le biais d’un album de 3 CD, élégamment présenté, avec un livret qui contient des photographies en couleurs. Celles des pages centrales montrent, au milieu d’une végétation ensoleillée, cette splendide demeure de La Goillotte « ancien rendez-vous de chasse des ducs de Bourgogne et cuverie du Prince de Conti ». L’invitation est plus que tentante et nous nous empressons d’y répondre. Nous n’allons pas être déçus !
Né à New York en 1947, Robert D. Levin étudie à Harvard où il achève ses études par une thèse sur Mozart. A Paris, il prend des leçons privées avec Clifford Curzon, Robert et Jean Casadesus, Nadia Boulanger, Stefan Wolpe ou Eléazar de Carvalho pour la direction d’orchestre. Musicologue et compositeur de musique de chambre, Levin mène une carrière dans l’enseignement aux Etats-Unis, puis en Allemagne à Freiburg. A Harvard, il enseignera la pratique de l’interprétation, l’histoire de la musique et la théorie. Il complète des partitions inachevées de Mozart (le Requiem ou la Messe KV 427) ou de Bach, à la demande de Gardiner. Comme interprète, il se consacre principalement à l’ère classique ; on le retrouve notamment dans Bach (Edition de la BachAcademie pour Hänssler, dont un Clavier bien tempéré sur orgue, clavecin, clavicorde et pianoforte), dans Beethoven (concertos pour piano avec Gardiner pour Archiv), dans des Trios de Haydn avec Anner Bylsma et Vera Beths (pour Sony)….
L’album qui nous occupe est né de l’initiative du producteur, Eric Rouyer. Dans une notice, Aubert de Villaine explique sa rencontre avec Robert Levin et précise que ce dernier « avait depuis longtemps l’envie pressante d’enregistrer son interprétation personnelle, avec des mots qui sont aussi ceux du vin : exigence, équilibre, pureté, finesse, subtilité, texture… » Il évoque aussi une « assurance mêlée de modestie » et « cette extraordinaire symbiose que peut créer la musique quand elle marie un compositeur de génie, comme Bach, l’universel, et un interprète qui en a cherché et retrouvé l’esprit (…) ». Après cette lecture, le chroniqueur ne peut que se lancer à son tour dans l’aventure afin de vérifier si les propos tenus avec tant d’éloges sont conformes à l’objet fini. Tout de suite, il tombe sous le charme d’une interprétation hautement vivifiante, avec une infinie richesse de timbres, une facilité sonore permanente et un dynamisme enthousiasmant. Le discours est toujours d’une franchise, d’une liberté et d’une fraîcheur remarquables. Levin n’hésite pas à se lancer dans des ornementations, parfois de son cru (le mot est de circonstance !), toujours dans une ivresse (même remarque !) mélodique qui emporte l’adhésion. Le piano Steinway sonne avec une évidence absolue et une ampleur mesurée que l’ingénieur du son, Alain Gondolfi, maîtrise très bien. Il faudrait pouvoir détailler chaque mouvement des six Partitas, ce qui réclamerait une étude bien plus large. Contentons-nous de signaler, comme mise en bouche, le Menuet de la BWV 825, d’une spontanéité jaillissante, la subtile Courante de la BWV 826, la délicatesse de la Sarabande de la Partita n° 5, suivie d’un Tempo di Minuetto ailé, ou la Toccata de la Partita n° 6, noblissime. Pour pimenter le tout, on trouve aussi l’une ou l’autre version alternative, de la Gigue de la Partita n° 3 ou de la Gavotte de la BWV 830. Le musicologue Levin n’a pas hésité à se plonger dans diverses éditions et en a retiré la substantifique moelle. Pour le bonheur absolu de l’auditeur qui sort de cette aventure, ravi et émerveillé. Ou enivré ?
Le livret comporte aussi un entretien de Stéphane Friedérich avec Robert Levin. Quand on écoute le pianiste au fil de ces trois CD, on a souvent la sensation d’’une improvisation immédiate. A la question qui lui est posée au sujet de la nature même de l’improvisation chez Bach, le virtuose répond : « Un mouvement musical est d’abord un récit. A mes yeux, la chose la plus importante est que le public soit convaincu par l’histoire que vous racontez à travers l’interprétation. Tout est dans le ton et la précision du détail, ce qui passe par le respect de la logique des enchaînements harmoniques, de leur vie intérieure. » On signalera que Robert Levin a enregistré, toujours pour Le Palais des Dégustateurs, des pages pour piano et violon de Mozart avec Gérard Poulet et les trios KV 442 et 496 du même Mozart (des mouvements ont été complétés par le pianiste lui-même) avec Hilary Hahn et Alain Meunier. D’autres grands crus à savourer !
Son : 10 Livret : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix