11/08/2025
Billy Eidi a enregistré un album entièrement consacré à Liadov avec Le Palais des Dégustateurs. Remy Franck a accordé l’interview suivante au pianiste français (la version originale française se trouve à la fin de la version anglaise).
Pourquoi un programme entièrement dédié à Liadov?
Je pourrais vous répondre: ‘par habitude’, du moins pour le piano. Car s’il m’est arrivé, dans un programme de mélodies, d’afficher deux noms, Ravel et Poulenc, Debussy et Roussel, voire une dizaine dans mon Hommage à Cocteau (avec le baryton Jean-François Gardeil), aucun de mes disques de piano n’a mélangé les compositeurs. Des monographies, toujours. Le travail sur un seul créateur est plus concentré, plus « un ». Sans compter, pardonnez-moi cette boutade, que du temps où il y avait des disquaires, les disques monographiques étaient plus faciles à ranger dans les bacs!
Mais voici une raison plus sérieuse : tout simplement parce que la musique de Liadov mérite tellement d’être jouée, et écoutée, que ce serait dommage de ne pas… remplir tout un disque avec!
Depuis quand vous intéressez-vous à cette musique?
Depuis que je m’intéresse à Scriabine, et à la musique romantique et post-romantique russe en général, c’est à dire depuis… plus de quarante ans ! Les premiers morceaux de Liadov que j’ai joués en concert, les Birioulki op. 2 et les Préludes op. 13, remontent aux années qui ont immédiatement suivi ma licence de concert de l’École normale Alfred Cortot, vers 1980-1881.
J’ai besoin en général d’un temps infini pour faire mûrir, dans ma tête, un style, un langage, pour pénétrer dans ses recoins, dans ce qui ne se voit pas, ou ne s’entend pas, à la première lecture. Depuis toujours, plusieurs projets cohabitent en moi, et quand l’un d’eux a mûri, alors j’entre au studio pour enregistrer. J’essaie de ne pas me hasarder avec un disque que je vais regretter plus tard. (Cela ne m’empêche pas de sourire parfois à la réécoute de mes enregistrements anciens !)
On a dit que la musique de Liadov a des similitudes avec Scriabine, d’autres ont avancé le nom de Schumann. Où le placez-vous ?
Les Russes de la fin du XIXe siècle avaient un Dieu unique: Chopin; cette dévotion explique en partie la relative similitude entre Liadov et Scriabine (je les mets dans l’ordre chronologique). Le cadet s’en est sorti un jour, du moins en ce qui concerne l’harmonie et la mélodie, mais non sans avoir produit une œuvre imposante, géniale, certes descendue tout droit de son idole, tout en restant très personnelle : une bonne moitié de sa centaine de Préludes (à mon humble avis ce que la Russie a produit de plus beau pour le piano), les Douze Études op. 8, et maints Impromptus et autres Mazurkas… Liadov, quant à lui, a d’abord traîné dans le sillage (vous avez raison) de Schumann, par exemple dans ces Birioulki que j’ai cités. Une fois Chopin rejoint, il n’a plus senti le besoin de quitter la maison familiale : l’écriture du devancier (mais sans son mode révolutionnaire, ses côtés ombrageux ou fougueux) est magnifiée par celle du disciple. C’est très touchant de voir ce musicien si humblement à l’aise dans cette continuité, et la servant avec un goût si sûr.
Quelle est la qualité prédominante de sa musique?
Je dirais d’abord que c’est une musique bienfaisante, qui sait raconter en peu de notes, et qui émeut… Et voici quelques autres qualités qui la décrivent également: la grâce, l’équilibre, la finesse; l’incroyable sûreté d’oreille; l’humilité (vertu si rare chez les créateurs); le refus du laid, du grotesque, du grimaçant, du violent; la phobie des excès, et tout autant du… banal !
Pourquoi Liadov a-t-il été négligé à l’Ouest?
Il rejoint en cela Liapounov, Blumenfeld, et tant d’autres… La raison, pour le dire simplement : c’est que bon nombre de pianistes (mais cela change un peu, heureusement, depuis quelques années) ne sont pas ‘curieux’. Ni déchiffreurs ni explorateurs. Cela fait vingt-cinq ans qu’une intégrale de Liadov en partition a été publiée, que l’on pouvait se procurer pour trois fois rien. Les pianistes qui n’avaient jamais eu la curiosité, auparavant, de se procurer l’anthologie des éditions Peters, pourtant si bien faite, et disponible, elle, depuis un demi-siècle, ne se sont pas jetés non plus sur cette intégrale. Je soupçonne que ceux qui ont acheté et épuisé ce tirage sont majoritairement les ‘amateurs’: ceux qui aiment la musique encore plus que vous et moi.
Une autre raison est que cette musique n’est pas vraiment… spectaculaire ! Vous savez, les 6e et 7e Sonates de Prokofiev ou les Études-Tableaux de Rachmaninov sont autrement ‘rentables’: ce sont des œuvres magnifiques et riches, livrant assez vite leur substance, et l’auditeur en a pour son argent… Liadov (mon producteur lui-même me l’a dit) demande beaucoup d’attention. J’ajouterai: demande de l’humilité. Il faut que le pianiste dise à son public: « Venez écouter comme ce morceau est beau, comme il est émouvant », et non pas : « venez écouter comme Je joue bien ce morceau… »
Diaghilev avait demandé à Liadov de composer la musique pour le ballet L’Oiseau de feu. Finalement, comme Liadov traînait à la tâche, la commande a passé à Stravinsky. À qui ressemblerait L’Oiseau de feu si Liadov avait composé le ballet et en quoi serait-il différent de ce que nous connaissons aujourd’hui de Stravinsky?
Est-ce que L’Oiseau de feu par Liadov, tel que le voulait Diaghilev, et indépendamment de la célèbre ‘paresse’ du compositeur, aurait pu exister? Je n’en suis pas si sûr. C’est comme si l’on se demandait à quoi aurait ressemblé une symphonie de Mompou. À rien! Diaghilev a sans doute été émerveillé par ces courts poèmes symphoniques (Baba Yaga, Le Lac enchanté…) qui ont occupé Liadov au début du XXe siècle et prouvé, au bout de trente ans presque exclusivement consacrés au piano, qu’il savait aussi, d’une part, manier un orchestre, et pouvait d’autre part s’ouvrir par ce biais au naissant impressionnisme. Quant au nationalisme russe de Liadov, après les incontestables réussites que sont, entre autres, ses nombreuses Mazurkas pour piano, il était alors à son apogée. Mais Liadov n’est pas un habitué de la grande forme : on ne trouve ni sonate ni concerto dans son catalogue, encore moins symphonie ou opéra. Disons que c’est la nature même de l’artiste Liadov qui a refusé cette commande, ou plus exactement: ce minutage !
Votre programme contient majoritairement des œuvres aux sonorités délicieuses et colorées. Quels sont les défis à relever pour jouer un tel programme?
Trouver le naturel du discours, avec le moins de maniérismes possible, mais sans aucune banalité. C’est un grand défi, le même que pour Chopin (ou pour son descendant français, Fauré). Toute l’expression en musique doit passer par la gestion du rythme : discerner l’exact emplacement, au dixième de seconde près, de chaque note, toutes voix confondues. Cela suppose de la patience avec la partition. Une infinie patience. On ne peut pas forcer une interprétation, à mon sens en tout cas. Il faut la laisser venir à soi, at its own pace… Du reste, rares sont les belles partitions qui livrent leur secret dès le départ.
Que doit-on éviter à tout prix chez Liadov?
Le manque de simplicité, l’emphase, et tout autant (cela semble paradoxal) la raideur, le jeu trop articulé, « à la note », la platitude.
Comme pour presque tout autre compositeur, il faut désapprendre deux mots inutiles et néfastes (et bien sûr antinomiques): métronome et rubato. Rien n’est moins, en mesure, qu’un métronome: qui – vou – drait – par – ler – comme – ça ? Tout ce que l’appareil sait faire, c’est créer une ‘pulsation’, aussi artificielle que stupide. Quant au mot rubato (un mot dont j’ai décidé d’oublier le sens, un mot qui ne fait que des ravages), béni soit le jour où il sera remplacé par le mot souplesse, celle que l’on doit aux tensions et détentes du discours musical. Comme pour l’élégance, comme pour le goût suprême: un rubato qui se fait remarquer a raté son coup.
Pensez-vous que votre album est bien représentatif de la musique pour piano de Liadov, ou est-ce que vous pensez-déjà à un second album?
J’ai passé beaucoup de temps à élaborer ce programme. J’aurais pu y inclure d’autres recueils de préludes, non moins séduisants, ou l’un des deux admirables cahiers de variations, ou encore (c’est une telle réussite) les Birioulki de sa jeunesse. J’aime Liadov, et j’aime presque toute son œuvre. J’ai laissé lentement venir à moi, pour prendre place sur un seul disque, et parfois en sacrifiant des pièces que j’avais déjà jouées, ce programme qui me paraît cohérent, je dirais même, pour moi, incontournable (tant pis pour ce grand mot).