Les Quatuors de Britten : une lecture humaine, par le Quatuor Béla
par Jean Lacroix
Benjamin Britten (1913-1976) : Quatuors à cordes n° 1 en ré majeur op. 25, n° 2 en ut majeur op. 36 et n° 3 op. 94 ; Les Illuminations, pour voix aigüe et cordes. Julia Wischniewski, soprano ; Quatuor Béla. 2020 et 2022. Notice en français et en anglais. 51’ 53’’. 2 CD Le Palais des Dégustateurs PDD035.
S’il se consacre plus particulièrement à la musique de notre temps, le Quatuor Béla, fondé en 2006, dont les membres français (Frédéric Aurier et Julien Dieudegard, violons ; Julian Boutin, alto et Luc Dedreuil, violoncelle) sont issus des Conservatoires de Paris et de Lyon, a déjà signé, pour le Palais des Dégustateurs, un remarquable album en 2020, consacré aux quatuors de Debussy et de Magnard, dont notre collègue Pierre Carrive signait la notice. Peu jouée et peu enregistrée, la partition de Magnard, son opus 16 créé en 1904, atteignait un sommet dans son troisième mouvement, le poignant Chant funèbre, dont les Béla maîtrisaient la passion, mais aussi la lumière qui se dégage de cette inspiration riche et complexe. Cette fois, c’est à Britten qu’ils s’attardent, à savoir ses trois quatuors (on fait ici l’impasse sur celui qu’il composa à 17 ans et révisa en 1974) ; en complément, les Illuminations, ici proposées dans une version pour soprano et quatre instruments à cordes.
Même s’ils bénéficient d’une discographie qui n’est pas négligeable (Quatuors Amadeus, Belcea, Britten, Brodsky, Endellion, Maggini, Takács…), les trois Quatuors revêtus d’un numéro d’opus restent méconnus, comme l’explique le violoniste Frédéric Aurier dans la notice qu’il signe. C’est ce qui a poussé le Quatuor Béla à en graver une nouvelle version en février 2020 pour faire découvrir l’univers poétique, enthousiaste et poignant de ces partitions. Nous avons détaillé, le 8 décembre 2022, le contenu de ces quatuors lorsque nous avons présenté un coffret BIS regroupant la musique pour cordes du compositeur anglais par le Quatuor Emperor. Nous y renvoyons le lecteur. Tout en rappelant que le Quatuor n° 1, en quatre mouvements, date de 1941, et a été donné en première audition à Los Angeles, le pacifiste Britten résidant alors aux Etats-Unis. Après un premier mouvement qui combine parties lentes et vivacité, et un Scherzo aux accents joyeux et spasmodiques, une atmosphère rêveuse préfigure celle qui traversera bientôt l’inspiration lunaire de Peter Grimes. Le final, qui laisse la place belle au premier violon, se développe de façon vibrante, voire dansante. Le Quatuor Béla rend justice à une partition dont la séduction n’est pas immédiate, mais dont il souligne les aspects songeurs ou énergiques avec subtilité.
En 1945, la commémoration des 250 ans de la disparition de Purcell est une occasion de lui rendre hommage. Dans le Quatuor n° 2, une vaste Chaconne de près de dix-huit minutes domine l’élaboration en trois mouvements ; les deux premiers, un Allegro calmo senza rigore, au climat ténébreux, puis un Vivace, énergique mais lui aussi tourmenté, préparent le terrain. La Chaconne propose des cadences instrumentales pour le violoncelle, l’alto et le violon, dans un contexte noble mais empreint de gravité, et même d’âpreté, rendant à Purcell l’hommage qui lui est dû. Il faudra attendre trente ans pour que Britten écrive son Quatuor n° 3. L’extraordinaire opéra Mort à Venise a été créé deux ans auparavant, et l’œuvre ne sera donnée en première publique qu’en décembre 1976, quinze jours après le décès du compositeur. Les cinq mouvements sont traversés par ce qui ressemble à une méditation, révélatrice d’un lyrisme parfois énigmatique, mais aussi imprégné de lumière, sans négliger la parodie, comme dans le Burlesque, pour lequel on évoque souvent avec raison l’univers de Chostakovitch. Le Quatuor Béla s’investit dans cette œuvre prémonitoire d’une fin prochaine, au sein de laquelle les échos de Mort à Venise sont les indices d’une réflexion musicale en recherche d’apaisement. Sans atteindre l’intensité et la forte densité du Quatuor Takács (Hyperion, 2013), le Quatuor Béla propose une version cohérente de ces pages que l’on pourrait considérer comme disparates, mais qui trouvent ici une unité d’approche très recommandable. Elle tend, comme le précise encore Frédéric Aurier, à élargir le commentaire strictement musical au plan philosophique et à souligner le côté profondément humain de la musique de Britten.
En complément de programme, les Béla ont choisi le cycle Les Illuminations que Britten termine aux Etats-Unis le 25 octobre 1939, sur des textes français, comme il l’avait fait déjà, douze ans auparavant, pour les Quatre chansons françaises au sein desquelles il honorait Victor Hugo et Paul Verlaine. Cette fois, c’est Arthur Rimbaud qui est sollicité ; dans le recueil foisonnant et complexe de poèmes en prose ou en vers libres que sont Les Illuminations, Britten fait lui-même une sélection et détermine l’ordre. Le cycle est créé à Londres le 30 janvier 1940. Au sein des dix mélodies, on trouve un motif récurrent sur la phrase J’ai seul la clef de cette parade sauvage, qui figure à la fin de l’avant-dernière mélodie. Dans la notice, Frédéric Aurier explique que l’idée de jouer Les Illuminations en quatuor s’est imposée très naturellement. Comme en toute réduction, on perd… on perd un velouté, une densité, une force tranquille. Et l’on gagne… une acuité, des détails, la quintessence du discours, l’articulation et l’urgence de la musique peut-être…Nous l’avons voulue fidèle, dynamique et expressive, plus brute peut-être, mais en lien avec le délire rimbaldien. Reconnaissons que le pari est réussi, les Béla parvenant aussi bien à souligner le caractère fantastique des Villes que la scansion de Marine, la sensualité de Being Beauteous ou la dramatisation de Parade. La brièveté de chacune des mélodies crée un monde en soi, qui trouve une unité dans les échanges entre les instrumentistes, que nous ressentons comme Aurier les décrit. La soprano Julia Wischniewski, qui a étudié à Aix-en-Provence avant le CNSM de Lyon et se perfectionne auprès de la Marseillaise Magali Damonte, est aussi à l’aise dans la musique baroque que chez Mozart, Rossini ou Mendelssohn, ainsi que dans la musique de notre temps (elle a créé des œuvres du Russe Tichtchenko ou du Français Brice Pauset). Si sa voix se révèle claire et même puissante, elle a tendance à surjouer les textes de Rimbaud (qui ne sont hélas pas reproduits) et à diluer ainsi leur impact déclamatoire, l’importance de l’intelligibilité des mots passant dès lors au second plan. Felicity Lott en 1994 (avec l’English Chamber Orchestra dirigé par Steuart Bedford, Naxos) apparaissait plus en situation. Nous lui conservons la préférence en ce qui concerne les voix féminines.
Son : 9 Notice : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 8,5
Jean Lacroix