06/08/2024
Le pianiste français Mikhail Rudy, 71 ans, vient de sortir un album chez Le Palais des Dégustateurs, qui comprend de nombreuses œuvres en solo ainsi que des enregistrements de deux concertos, celui de Grieg et le 2e de Prokofiev. Remy Franck s’est entretenu avec lui au sujet de ces enregistrements et de son nouveau roman, Le Disciple. (English version voir ci-dessous)
Maître, vous êtes passé à la télévision, vous êtes produit au théâtre, vous avez donné des récitals de danse, vous avez réalisé des films et vous avez écrit plusieurs livres, dont le récent roman Le Disciple, publié aux Presses de la Cité. D’où vient cette envie de repousser les limites de votre activité artistique ?
Depuis mon enfance, je suis attiré par le monde de la création sous toutes ses formes. J’ai grandi dans la ville provinciale ukrainienne de Donetsk, où il était difficile d’accéder aux œuvres d’art, et j’ai dû travailler très dur pour les obtenir. En contrepartie, j’avais la liberté de choisir selon ma propre intuition. Quand je suis arrivé à Moscou à 16 ans, les choses étaient beaucoup plus réglementées. J’ai été surpris de constater que mes camarades avaient été formés à ne s’intéresser qu’au piano et à la musique classique. J’ai eu beaucoup de chance de ne pas être formaté.
Pensez-vous qu’une relation entre multimédia et musique classique a un avenir dans la salle de concert ?
Je le pense absolument, pour le meilleur et pour le pire. Nous vivons à l’ère du visuel, et cela ne va pas s’arrêter.
Dans votre nouveau livre, vous mélangez réalité et fiction, « enseignant » l’histoire générale et l’histoire de la musique. Est-ce une volonté de partager vos connaissances de manière plus ludique ?
Pour moi, c’est avant tout le plaisir d’écrire qui me procure des moments de ludisme, voire de jubilation. Et tant mieux si le plaisir est partagé avec le lecteur !
Avez-vous déjà croisé dans le roman un pianiste brillant comme François qui a finalement refusé de faire carrière ? Ces cas sont-ils plus fréquents qu’on ne le pense ?
Il existe de nombreuses façons de devenir musicien et pianiste. Je suis toujours fasciné par ceux qui sortent des sentiers battus. Je pense à Glenn Gould, par exemple, mais aussi à certains noms moins connus. Ils ont souvent un rapport ambigu à la carrière et à la composition et, pour certains, un destin dramatique.
Dans votre roman, vous parlez de la Russie à l’époque de la Perestroïka. L’accalmie de la répression a été de courte durée. Pourquoi le peuple russe n’arrive-t-il pas à se libérer ? Comment voyez-vous la Russie sous Poutine ?
Il est difficile de savoir pourquoi le peuple russe a perdu sa liberté. Je n’ai pas toutes les clés. Il y avait à l’époque un grand espoir en Occident, mais cet espoir a été déçu. La cupidité régnait en Russie, mais aussi dans les pays occidentaux. Les politiciens étrangers étaient très méfiants et ne soutenaient pas la Russie naissante. Et puis il y avait la question des hommes. Eltsine ne savait pas diriger le pays. Et Poutine a tiré les leçons de l’histoire et du KGB.
Lorsque vous avez quitté la Russie après une jeunesse très difficile, vous avez choisi la France comme nouvelle patrie. Pourquoi avoir fait cela ?
La France et la Russie ont une affinité culturelle particulière depuis de nombreux siècles. D’une certaine manière, lorsque je suis arrivé à Paris, j’ai eu le sentiment de renouer avec la Russie d’avant la révolution. Notamment dans les foyers de certains Russes blancs. Mais au-delà de cela, j’adhère pleinement aux valeurs françaises et à l’importance de la vie artistique en France.
Tout au long de votre carrière, vous avez côtoyé certains des plus grands noms de la musique. Avec le recul, quels sont vos souvenirs les plus marquants ?
J’ai eu beaucoup de chance d’être proche de certains géants comme Rostropovitch, Maazel, Rubinstein et tant d’autres. Dès mon arrivée à l’Ouest, Slava Rostropovitch m’a pris sous son aile et m’a invité au concert anniversaire des 90 ans de Marc Chagall avec Isaac Stern et lui-même. Je n’oublierai jamais le chef d’orchestre, l’immense Paul Paray, avec qui j’ai pu jouer plusieurs fois par la suite, malgré ses 94 ans.
En 1989, vous êtes retourné à Saint-Pétersbourg pour des concerts avec Mariss Jansons. Les enregistrements de l’album Taster’s Palace sont issus de ces concerts. Quels souvenirs en avez-vous ?
J’ai rencontré Mariss Jansons à Saint-Pétersbourg au début des années 90. Il était à l’époque le principal chef invité de l’orchestre et dirigeait également l’Orchestre d’Oslo. Il est venu m’entendre jouer la Fantaisie du vagabond de Schubert, qu’il adorait, et nous avons commencé une relation professionnelle et une amitié qui a duré jusqu’à la fin de sa vie.
A partir de là, nous avons entamé une collaboration artistique très importante, enregistrant tous les concertos de Rachmaninov et de Tchaïkovski pour EMI, puis les concertos de Chostakovitch avec le Philharmonique de Berlin et le Philharmonique de Londres. Au fil des années, il m’a invité à jouer avec lui un répertoire très varié à Saint-Pétersbourg. Les enregistrements publiés aujourd’hui reflètent cette période. Je suis ravi de pouvoir publier ces enregistrements qui sont pour moi avant tout un hommage à l’homme et au musicien extraordinaire qu’était Mariss Jansons. Je suis très reconnaissant à Eric Rouyer de m’avoir offert cette possibilité.