Grand cru schubertien par le trio Robert Levin, Noah Bendix-Balgley et Peter Wiley

Robert Levin, Noah Bendix-Balgley et Peter Wiley donnent une version à la fois expressive et classique de l’œuvre intégrale pour trio à clavier de Franz Schubert, ces interprétations s’imposent sans peine au pinacle d’une discographie pourtant relevée et pléthorique.

Le Palais des Dégustateurs regroupe sous son nom les multiples activités du caviste mélomane Eric Rouyer : outre la distribution exclusive de crus renommés, sa société conjugue les plaisirs de la bouche à ceux de l’oreille par l’organisation d’un festival musical au cœur des clos bourguignons les plus prestigieux. C’est donc aussi l’appellation d’origine contrôlée d’un label certes confidentiel mais de haute qualité fixant dans les conditions du studio les grands moments de ces rencontres chambristes pour l’éternité.

Cette nouvelle parution, consacrée à l’intégrale de l’œuvre pour trio à clavier de Schubert est aujourd’hui éditée après quatre ans de « cave », puisqu’elle fut captée en décembre 2016. Elle permet de retrouver un pianiste qui a de la » bouteille », en la personne de l’Américain Robert Levin, habitué du festival (avec ses gravures des Six partitas de Bach ou de trios de Mozart en compagnie de Hilary Hahn et d’Alain Meunier). Le claviériste musicologue, est connu non seulement pour ses reconstitutions d’œuvres incomplètes, notamment de ces deux compositeurs majeurs, mais encore pour ses talents d’interprète historiquement informé (notamment par son intégrale des concerti de Beethoven avec John Eliott Gardiner parue chez Archiv Produktion).

Pour cette intégrale des trios à clavier de Schubert donnée avec tout le confort moderne d’un piano Steinway, et remarquablement captée, il s’offre la complicité de deux « cordes» venant de tout autres horizons Noah Bendix-Balgley et Peter Wiley. Le premier est un jeune lauréat de plusieurs grands concours internationaux, chambriste déj aguerri et le premier konzertmeister des Berliner Philharmoniker. Le second, Peter Wiley, pédagogue réputé, a été le violoncelliste du Beaux-Arts Trio à la succession de Bernard Greenhouse, avant de rejoindre pour ses dernières années d’activité le Guarneri Quartet et de créer plus récemment l’Opus One Piano Quartet.

Concédons-le d’emblée, ce double CD se hisse sans peine au sommet d’une discographie pourtant pléthorique et prestigieuse, par sa finition instrumentale, par l’originalité de ses options ou par la réelle osmose entre interprètes, avec un pianiste particulièrement habile pour assurer sa permanente présence sans jamais éclipser ses partenaires. Rarement le mouvement de Sonate D. 28, œuvre des quinze ans du compositeur, joué ailleurs tel un pensum ou carrément omis dans bien des pseudo-intégrales, aura sonné aussi précis et juste à la fois dans son expansivité juvénile et son héritage classique, comme si au travers des leçons reçues de Salieri, avait percolé chez le jeune Franz l’esprit de papa Haydn. Nos interprètes défendent aussi une approche originale du (trop ?) célèbre Notturno D. 897 : idéalement aquatique dans ses sections extrêmes, il pourra paraître aux oreilles plus frileuses un brin appuyé ou fiévreux, taraudé par l’anxiété, mais loin de toute affirmation péremptoire, à l’apparition du second thème.

Mais c’est évidemment dans les deux « grands» trios complets de maturité que les artistes s’expriment avec le plus de ferveur et d’à-propos. Dans le Trio en si bémol majeur op. 99 D. 898, l’exorde de l’allegro moderato liminaire (donné avec la reprise) abandonne toute velléité militaire pour une agogique plus primesautière presque déboutonnée, qui n’exclut ni une douce rêverie – l’énoncé du deuxième thème – ni une véhémence plus spartiate dans les dédales du développement. L’andante joue la même carte de l’ambivalence entre pur lyrisme (Peter Wiley splendide, Noah Bendix-Balgley tendrement onirique) et drame latent dans toute la section centrale. Plus convenus, les deux derniers temps recouvrent les cordeaux viennois que ce soit dans l’élégance ductile des ländlers du scherzo, comme dans la tonifiante vivacité du final où chaque partenaire s’en donne à cœur joie.

Plus passionnant encore, le Trio en mi bémol op. 100 D. 929 atteint en toute simplicité et par une grande versatilité expressive des dimensions vraiment épiques et des horizons très pessimistes – une petite heure de pleine musique au total. Tel un véritable voyage d’hiver instrumental, il est donné ici dans sa version manuscrite retrouvée en 1975, donc avec toutes les reprises des temps extrêmes et en restituant les deux passages coupés à l’édition dans le développement du monumental final. Mais au contraire de la récente version du trio Weithaas/Hecker/Helmchen (Alpha) qui tirait la partition vers un expressionnisme dru, cette gravure joue la carte d’une attachante pudeur : nos interprètes construisent patiemment leur vision plus par petites touches et d’inéluctables crescendi (par exemple dans le développement central de l’andante con moto, au climax ainsi tendu car sans cesse différé) que par de brutales oppositions de registres ou de nuances. Seul le scherzo apporte un court instant de répit avant l’épuisant parcours du final dans sa mouture originale où la coda presque imprévisible résonne enfin d’un élan salvateur. En guise de cinquième plage, les interprètes donnent la version éditée – et par comparaison un peu bancale – du final (sans la reprise de l’exposition et avec les deux coupures déjà mentionnées, notamment donc sans cet épisode fantomatique où le second thème se superpose à la mélodie principale du mouvement lent, immortalisée par Stanley Kubrick dans la bande son originale de son Barry Lindon et donne à l’œuvre tout son sens unitaire) : une initiative qui laisse ainsi le choix à l’auditeur par programmation de son lecteur de « sa » version selon ses goûts ou son humeur.

Voici donc une superbe réalisation, sorte de synthèse esthétique de versions antipodiques les plus marquantes de ces dix dernières années sans la sécheresse parfois rédhibitoire d’Andreas Staier avec Daniel Sepec et Roel Diltiens (HM), sans le côté un peu expéditif des Busch (Alpha), ou comme alternative à l’expressivité magnifique mais un zeste surlignée des Esprits (Sony), elle rejoint, l’approche classicisante en sus, par son élégance et ses raffinements la version des Dali (Fuga Libera), et s’inscrit, avec d’autres affects, dans le sillage des deux versions des Beaux-Arts (Decca) ou du trio Fontenay (Warner) pour nous en tenir aux gravures stéréophoniques. Bref, un Schubert grand cru classé !

Franz Schubert (1797-1828) : Trio à clavier en un mouvement D. 28 ; Trio à clavier n° 1 op. 99 D. 898 ; Notturno en mi bémol majeur op. 148 D. 897 ; Trio à clavier n° 2 op. 100 D. 929 (avec les deux versions, manuscrite et éditée du finale). Robert Levin, piano Steinway ; Noah Bendix-Balgley, violon ; Peter Wiley, violoncelle. 2 CD Le Palais des Dégustateurs. Enregistrés du 12 au 16 décembre 2016 au couvent des Jacobins de Beaune. Textes de présentation en français et en anglais. Durée totale : 132:47