SACRE Dernières Chansons enfantines. Sonatine d’hiver. Sonatine de printemps. Sonatine d’été. Sonatine d’automne. 13 Impromptus • Billy Eidi (pn) • LE PALAIS DES DÉGUSTATEURS 028 (71:17)
Le compositeur français Guy Sacre est un nouveau venu dans Fanfare Archive ; il rejoint également la liste des grands compositeurs français prolongeant le style impressionniste avec sa propre voix distinctive. En tant qu’écrivain, il est l’auteur de La Musique de piano, ouvrage en deux volumes référençant quelque 4 000 œuvres de 272 compositeurs. Sa musique est impeccablement ouvragée et, comme on peut s’y attendre d’un post-impressionniste, raffinée et élevée.
Ses Dernières Chansons enfantines (2012) constituent la troisième de trois séries, les précédentes datant de 1978 et 2002. Certaines pièces s’apparentent effectivement à des comptines ou à des chansons d’enfant, mais comme autant de souvenirs lointains, des sortes de Kinderszenen à la française. Le spectre harmonique de Sacre inclut une utilisation efficace de la bitonalité (le début de la troisième pièce, par exemple, où do majeur se heurte à do ♯ mineur, est d’un effet merveilleusement piquant). Le pianiste Billy Eidi trouve exactement la bonne manière de rendre cette écriture ; les dissonances dans le grave, un peu plus loin, sont chargées d’émotion mais sans dureté. On rencontre aussi des allusions aux jeux enfantins (la quatrième pièce), le tout dans une forme simple (généralement ternaire). Le livret indique un programme général, et mentionne le dédicataire du cycle, le pianiste Marwan Dafir, dont le prénom sert à générer le matériau de la septième pièce. Une traînée de mélancolie traverse l’ensemble, particulièrement poignante dans l’évocation de boîte à musique de la pièce finale. Mais ce n’est pas une fin facile : la musique se défait, mettant l’accent sur le mot « dernière » du titre de l’œuvre, et sur le fait qu’il n’y aura pas de quatrième livre, un peu comme si le mécanisme de remontage de la boîte à musique s’épuisait. Fait sans doute révélateur, deux quartes superposées dans le grave clôturent un mouvement qui s’était d’abord égayé dans le registre aigu du piano : cela participe à la fois du mystère et du retour au sol, comme pour nous rappeler le moment présent. La performance d’Eidi est miraculeuse, capable de saisir parfaitement le caractère individuel de chaque mouvement tout en projetant toujours le sentiment d’un tout.
Les quatre sonatines qui suivent n’ont nullement été composées à la suite l’une de l’autre, mais elles forment un groupe de saisons (hiver, printemps, été et automne, dans cet ordre). Écrite en 1994, la Sonatine d’hiver se complaît dans des textures fragiles, raréfiées ; elle fait songer, par son effet émotionnel, à « Des pas sur la neige » de Debussy (1er livre des Préludes). La bitonalité et la simplicité de l’énoncé relient la complainte du Modéré central aux Chansons enfantines. Le finale est fascinant, une espèce de gigue boiteuse à 9/8, avec des relents de Ravel, rendue par Eidi avec une précision de cristal.
Le printemps amène plus d’insouciance. Ce fut la première écrite des quatre Sonatines (1989), et avec elle Sacre introduit dans son écriture le charme des mélodies populaires. Bien qu’apparemment assez simples, ces pages nécessitent clairement une étude approfondie, et Eidi semble profondément immergé dans cette musique. Ce niveau de compréhension n’est pas une surprise : Sacre et Eidi avaient créé ensemble une association appelée « Contrechants », avec l’intention déclarée de découvrir de nouveaux répertoires, et se connaissent manifestement bien. Rarement un mouvement aura été mieux décrit que le deuxième de cette sonatine, Tranquille et heureux, avant le coup d’envoi du final, Allègre et plus piquant. Ce dernier n’en recèle pas moins des secrets cachés, une chanson triste dans le registre du baryton, qui nous permet de mieux cerner le retour insouciant du début. Le jeu d’Eidi est d’une fraîcheur merveilleuse dans ce mouvement, avec parfois un rien d’impertinence.
Avec l’été (1998) arrivent des harmonies de plein air et un penchant à la rêverie qui doit quelque chose à Debussy. La force de Sacre, c’est qu’il est d’une cohérence harmonique incroyable qui, mariée à une facilité mélodique et à une riche invention, se traduit par une succession de délices. On pourrait facilement passer à côté des subtilités qu’Eidi apporte aux partitions, tant la musique elle-même est envoûtante ; et pourtant Eidi parvient à varier les humeurs à tout moment et à nuancer les mélodies de manière exquise. Il projette parfaitement les aigus, peut-être de façon plus obsédante dans le Lent central ; écoutez aussi comme il met en valeur la mélodie du finale.
Vient enfin la Sonatine d’automne, écrite en 1995. L’ostinato est la clé du premier mouvement, quelque 27 mesures au départ, lequel, en finissant par céder à une simple ligne mélodique, ne fait que souligner la mélancolie de ce changement. C’est merveilleusement imaginé, et merveilleusement calibré dans son exécution par Eidi. Le mouvement lent (Lent, sans rigueur) est un moment suspendu. Pour être honnête, je n’entends pas l’élément « fatal » que suggèrent les notes du livret, mais plutôt un hiatus voulu et plein de potentiel, avant qu’une valse finale ne nous parvienne comme à travers un voile, nous ramenant parfois à cette boîte à musique de l’enfance. Voilà une musique remarquable, remarquablement jouée, le tout bercé dans un bel enregistrement à l’Auditorium Marcel-Landowski à Paris en juillet 2021.
Pour finir, un ensemble de 13 Impromptus datant de 2013, et formant une suite aux 24 Préludes du compositeur (1983). Ce sont 12 impromptus dans les douze tons, le 13e retournant au Do initial. La fluidité des changements de tempo dans le premier suggère en effet l’improvisation, mais les harmonies nous rappellent que tout cela est construit et noté avec soin. La façon dont Eidi dévoile les plans et textures sonores est miraculeuse et, bien qu’il n’existe aucune autre version d’aucune des pièces de ce disque, on sent toujours que ses tempos sont idéaux. L’indication des quatrième et treizième pièces, Sans hâte, semble résumer parfaitement la démarche d’Eidi. Sa capacité à réduire sa sonorité au plus feutré des pianissimos, tout en en projetant le son, est un autre élément notable de sa palette. Il y a, dans ces impromptus en particulier, une expression gnomique à la Satie qui est tout simplement fascinante.
Sur le label Timpani ont paru deux disques de la musique pour piano de Sacre, tous deux interprétés par Eidi : le moyen idéal d’approfondir ses connaissances sur ce compositeur des plus raffinés. Le premier volume comprend les 24 Préludes mentionnés ci-dessus, tandis que le second volume donne à découvrir le Carnaval de Sacre. Il reste donc beaucoup à explorer, mais le présent disque constitue un point de départ idéal. Il s’agit d’une musique aux dehors modestes, peu démonstrative mais d’une grande profondeur, interprétée par un pianiste manifestement dévoué à sa cause.
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Colin Clark
Cet article a été initialement publié dans le numéro 46: 3 (janvier/février 2023) de Fanfare Magazine.